Sur les Hauts Plateaux du Vercors

Cette semaine, on troque la tente pour les cabanes. Direction les Hauts Plateaux du Vercors pour quatre jours d'itinérance en raquettes. Une histoire de transmission, d'héritage. Le plaisir simple de faire sa trace, de la savoir si éphémère, si fugace.

Sous la tente
6 min ⋅ 19/03/2024

Grenoble : “Au bout de chaque rue, une montagne”. Cette phrase me revient tel un mantra dès que je mets les pieds dans la capitale des Alpes. Elle est de Henri Beyle, dit Stendhal, qui y grandit jusqu’à ses 16 ans. On y sent sourdre toute l’angoisse du jeune poète dont le lyrisme naissant se fracassait sur les parois de calcaire du Dauphiné. Elle claque avec la force d’un épitaphe, comme un cri du cœur, une capitulation face à la montagne immense et morne.
C’était une autre époque, avant que les montagnes ne s’ouvrent aux vallées pour devenir des parcs d’attraction à ciel ouvert. Au début du 19ème siècle, le Dauphiné déroulait son tapis de verdure à Napoléon lors de sa folle remontée depuis les côtes méditerranéennes durant les cent jours, paradant place Grenette il y a près de 210 ans.
Aujourd’hui, Grenoble c’est une ville au charme incertain. Tel un buvard qui ne boit l’encre qu’à ses extrémités, la beauté de la nature n’a guère contaminé que les contreforts du Vercors et de la Chartreuse : une rangée de maisons d’inspiration florentine surplombant l’Isère, quelques villages préservés au pied des massifs, comme des plates-bandes de couleur le long d’une allée de goudron. Au-delà, une métropole tentaculaire, souvent grise.

Cette randonnée, elle s’est décidée sur un coup de tête, il y a quelques semaines, via trois phrases balancées sur WhatsApp. Une évidence. Pour elle qui souhaitait prendre un peu de hauteur. Pour moi qui, littéral et littéraire, lui ai suggéré les montagnes. Une façon de lui dire, avec mes mots, une vérité qu’elle connaissait déjà, lapalissade de neige et de sous-bois, que la nature est là, immuable. J’ai tracé un itinéraire, quatre jours de traversée des Hauts Plateaux du Vercors, du sud au nord par les cabanes. Quatre jours comme une passerelle entre nos dix années d’écart, elle la grande cousine, moi le petit dernier.

Dix ans d’écart, c’est beaucoup jusqu’à ce que ça devienne peu.
Quand je sirotais encore mes biberons, elle chopait sa mention.
Quand je gribouillais dans mes carnets, elle dessinait pour Cartier.
C’est ça l’honneur des aînés. Garder une longueur d’avance, tracer pour ceux à venir. Sentiment de liberté, sentiment de responsabilité.
En escalade on pourrait dire que c’est elle qui ouvre la voie, pour le reste des cousins, plantant les pitons, organisant les rappels. Derrière elle, c’est un peu plus simple, elle a fait le boulot pour qu’on se sente assurés, rassurés.


Point de départ : Chichilianne, village au nom loufoque, on dirait le Chili qui se roule dans une liane, mais on est bien là, en Isère, au pied du Mont Aiguille, aux débuts de l’alpinisme ! 1492, année d’altitude et de latitudes. Alors que Colomb plaçait l’Amérique sur une carte, Charles VIII commandait la première expédition de montagne de l’histoire à l’un de ses capitaines qui, accompagné d’une dizaine d’hommes, parmi lesquels un tailleur de pierres et un charpentier, conquit le Mont Aiguille, le Mont Inaccessible de l’époque. Une fois le sommet atteint, le capitaine en question y resta 6 jours, y fit dire la messe et planter trois croix. A l’époque, on savait prendre le temps, de révérer, de vénérer.

Le Mont Aiguille, nous ne le verrons que brièvement en ce premier jour tandis que nous montons, sa silhouette sombre dans le dos, vers le pas de l’Aiguille et la cabane des Chaumailloux. Peu avant le pas, dans la brume et la neige, un chamois sur l’autre versant. Traversant calmement les couloirs en dévers abrupt, s’enfonçant jusqu’à la panse, nous toisant d’un regard tranquille, 300 mètres de vide entre nous, un silence cotonneux, la neige étouffant tout, jusqu’à notre respiration.

Nous arrivons à la cabane des Chaumailloux une fois la nuit tombée. Elle ressemble à un sauna finlandais, hexagone de bois posé sur son coussin de neige, une belle boîte à bijoux brute mais accueillante. Nous en poussons la porte, y découvrons 4 Flamands ayant déjà organisé les lieux et réchauffé la pièce du roulement de leurs voix. La promiscuité est ici un luxe appréciable. En montagne, le spectre des contingences se resserre. Marcher, respirer, se nourrir, dormir. Quelquefois, parler, lire, jouer. La vie en cabane en est le paroxysme, une réduction de l’univers qui fait du bien aux âmes volatiles : chaque chose a sa place, chaque objet son utilité. Sitôt atteinte, une série de gestes mécaniques, appropriation éphémère des lieux par laquelle on se construit un confort rudimentaire : lancer le poêle, faire fondre de la neige, allumer quelques bougies, libérer son duvet, regarder les plumes reprendre espace et vie, se gonfler de bonheur à l’aune de ce prélassement salutaire. La frontale danse au milieu des volutes de fumée, irradiant visages et corps, faisceau rouge qui dévoile tout autant qu’il dérobe.

Les nuits sont pleines, le sommeil profond, parfois troublé par le froissement sporadique des matelas, par les échos d’un vent hurlant, tentant vainement de se frayer un chemin dans la charpente de bois de la toiture.

Le lendemain, nous longeons la grande chaîne du Vercors, et son faciès urgonien. Vue des plateaux, celle-ci donne l’impression d’une immense vague, tsunami de calcaire que l’inexorable chevauchement des plaques fera un jour déferler sur la vallée dauphinoise. En cette mi-Mars sur les Hauts Plateaux, le climat est encore austère. Les chutes de neige, récentes. Les sapins ploient sous la masse. On a envie de les secouer pour les ramener à la vie. Ambiance polaire. Nous traversons cette deuxième journée sous un plafond gris, intemporel. Comme si le froid avait gelé le passage même des heures et du temps, avait figé la nature dans cet éternel écrin hivernal.

On peine à lire la trace, la neige est soufflée. Un peu comme cette métaphore sur l’héritage familial, que l’on file dans notre conversation depuis la veille. L’héritage, cette voie toute tracée. Que souvent l’on suit sans réfléchir. Qui nous donne un repère, un amer. En voile, on parlerait de cap. Garder le cap au milieu des écueils, sous la houle ! En randonnée, selon que l’histoire familiale ait pu être contrariée ou apaisée, le chemin ne sera pas toujours des plus évidents. Pour les personnalités fortes, les destins en marche, c’est l’azimut ! Pour les déchirures, les fêlures, il y aura des retours en arrière, des égarements, des courbes de niveau mal lues qui provoquent des renoncements.

Parfois, la route nous paraît plus belle ailleurs, plus conforme à nos standards de vie, de beauté. Alors on prend la tangente, on fait sa trace. C’est un peu plus dur, on s’enfonce, on se perd quelque peu. Souvent, après quelque temps de lutte, on se rend compte qu’on ne s’est pas beaucoup éloigné, qu’on a juste tracé une parallèle. Que, in fine, là-bas à l’horizon, les deux traces se rejoignent. La vie est ainsi faite.

L’héritage n’est pas nécessairement un fardeau. Pour ceux chez qui c’est un poids, il n’y a pas de fatalité. Faites comme on apprend en randonnée. Mettez votre héritage au fond du sac, répartissez le bien. Sanglez vos épaules et votre ceinture. Vous verrez que nous avons tous les hanches solides et que, ainsi empaqueté, équilibré, recouvert de vos provisions du présent, l’héritage ne pèse pas bien lourd. Au pire, il vous donne une assise, un équilibre que vous n’auriez pas cru.

A l’issue de cette longue journée de marche, nous arrivons à la Jasse du Play, cabane perdue au milieu des Hauts Plateaux, tour de guet surveillant les remparts est du Vercors. De nouveau, deux randonneurs avec qui nous partagerons la nuit. Avec ces gens que l’on croise, on discute de choses bassement matérielles. Vivre devant un tel étalage de beauté force à un certain prosaïsme. Histoire de garder les pieds sur terre. On leur demande comment était leur neige du jour, on leur dit comment elle sera le lendemain, on se transmet des infos sur l’état des cabanes, on interroge sur la faune aussi, bien sûr.
“On a vu un tétras-lyre.”
“Où ça ?”

Comme si, une fois parvenus à l’endroit indiqué, cette information nous serait d’une quelconque utilité, comme si il était envisageable que ce tétras-lyre ait pu patiemment attendre notre venue sur un rocher, tout au plaisir de nous démontrer son existence, oubliant qu’il avait encore 17 000 hectares de nature à explorer alentour.


Au troisième jour, le printemps a sonné la rébellion. Une nuit aura suffi pour opérer un basculement. Journée de soleil, de chaleur, de pâturages, tandis que l’on redescend en altitude. La neige bat en retraite, quelques névés résiduels ne suffisant plus à enrayer la marche impérieuse de la vie à son réveil. Les sapins sortis de leur torpeur s’ébrouent avec joie, comme un chien sorti du bain, faisant pleuvoir sur nos têtes, cascades d’écume, ruisseaux de fraicheur. Le GR sillonne maintenant les grandes forêts précédant Corrençon, chatoyantes sous les rayons d’un soleil vivace. Un ciel d’un bleu électrique.

Dernière cabane : Carrette. On ne s’étonne même pas de la fluidité de ces quatre jours en montagne, notre première rando qui aurait pu être la dixième tellement les automatismes semblent rodés. Il m’est arrivé d’abimer des amitiés en tâtonnant lors de traversées malencontreuses, plaçant une jauge défectueuse entre la nécessaire dépense et l’évitable souffrance. Avec Juliette, rien de tel. L’avantage de se comprendre en quelques mots, de parler le même langage, avec des accents fluctuants selon les moments de vie : un français teinté d’outre-mer, du midi, de Paris, de culture comme de nature.

Ce genre de randonnée, on les finit avec le sac plutôt léger. Délesté du poids de nos vies, épuré par la joie de la déconnexion. On a fait de la place. On en profite pour re-remplir. Essayer de faire tenir dans ces quelques litres de disponibles un maximum de souvenirs, viatique de nature que l’on enferme précieusement et que l’on dépensera avec précaution, rubis sur ongle, dans les semaines à venir, jusqu’à ce que la bourse soit épuisée, jusqu’à ce qu’il faille de nouveau parcourir les sentiers pour se régénérer. Je me dis ce coup-ci, alors que l’on monte dans le train, que le sac est bien rempli, qu’on repart les poches pleines. Comme ces équipes de Fort-Boyard, courant après les pièces d’or jusqu’à la dernière seconde, se jetant sous la grille qui manque les faucher telle une guillotine.


Juliette a un fils, Gabin. Il y a quelques mois, il a commencé à lire les Rougemuraille, mes livres de chevet d’enfance, ces romans pour grands enfants ou jeunes ados. Ce soir, il accueillera sa mère à la sortie du train, encore quelques feuilles dans les cheveux, une odeur de fumée, de fumet, une vraie dryade sortie des forêts et prête à l’y emmener. Comme un émissaire venu des bois. Elle lui chantera les joies de la randonnée, et c’est tout un tableau qui prendra vie sous ses yeux, plus réel encore que ses livres fantastiques. 

C’est aussi ça, dessiner son héritage : donner à rêver.

Merci à vous ! J’espère que vous avez apprécié cette balade dans le Vercors.
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A la semaine prochaine ⛺

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Sous la tente

Par Louis Cassagnes

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