Cette semaine, direction la forêt de Rambouillet, le château d'eau des Yvelines, à quelques encablures de Paris. Une évidence de nature, idéale le temps d'un bivouac. Mais, comme tout château, Rambouillet, par ses giboulées et ses rencontres, ne se laisse pas conquérir si facilement.
“T’as pensé au tire-bouchon ?”
“Prends le Peugeot !”
“Attends, j’ai des madeleines et des petits sablés à la pomme dans les placards, je te les rajoute dans le sac”
“Tu ne vas pas avoir froid ?”
J’avais, au moment de pousser la porte pour cette deuxième excursion, un peu cette impression qu’ont les enfants lorsque, pris dans leur imaginaire, jouant aux cowboys et aux indiens sous un tipi de fortune, leur mère vient les rappeler à la douce réalité de leur enfance protégée, entrebâillant la porte de leur univers fantastique pour s’écrier : “Les enfants, c’est l’heure du goûter ! Je vous ai préparé un bon chocolat chaud et un gâteau au yaourt. Vos chevaux ont sûrement soif après toutes ces cavalcades !”
J’imagine que ce genre de situation pourrait être évitée à mon âge, si j’avais habitué à ce frisson de l’aventure par le passé, si j’avais été scout à parcourir les sous-bois de Fontainebleau, la France du vide, des campagnes, short court, chemise bleue et foulard blanc, de sorte que l’habituation pour les parents soit devenue source d’ennui, mais je sentais que cela n’était toujours pas le cas, que mes parents qui m’avaient toujours connu louveteau tenaient, par ces conseils et cadeaux prodigués sur le pas de la porte, à me signifier l’ampleur de mon épopée au regard de mon jeune âge.
Il y a une semaine, j’avais averti mon frère : “Prépare-toi, avec ces histoires de sous la tente, tu feras partie des premières victimes collatérales.” Nous avions convenu du mardi. Lui qui ne voue que peu d’intérêt aux cartes IGN dans la mesure où elles n’indiquent aucun coin à champignons, s’était ingénié à nous trouver la juste triangulation travail — gare — sous bois, de sorte qu’il puisse partir pour cette virée dans une parenthèse nocturne au milieu des vicissitudes professionnelles.
Direction la forêt de Rambouillet. A moi revenait le privilège de l’attendre à la gare d’une de ces villes de cette banlieue sans fin de l’Ile de France, coulée grise de rails et de béton, fourmilière à ciel ouvert où les ouvrières grouillent pour nourrir la reine. Tandis que la foule ruait, se percutait, jurait des retards, s’empalait sur les portiques trop tôt refermés, je m’assis pour observer le spectacle, sur l’une des rares chaises encore vissées au sol, les autres ayant depuis longtemps été volées. Je tâchai de démêler la question peu philosophique et résolument déprimante, “Les villes dortoir ont-elles une âme ?” pour laquelle la seule réponse envisageable me semblait être : “si elles en ont une, celle-ci a du finir broyée dans l’escalator du quai n°2B il y a bien longtemps”.
Arrivés au Perray, des trombes d’eau. Nous nous engouffrons dans le premier café, trempés. Regardons la pluie noyer le bitume, cascader des gouttières. Décidons de nous servir un picon avant de franchir le Rubicon.
Une frêle accalmie nous jette sur la route, direction la forêt à 30 minutes à pied. Sitôt sortis, la pluie se renforce, nous essore jusqu’à la moelle. Nous nous abritons sous le pont 4 voies de la N10. Un mardi soir de Mars, par 4 degrés, la tente sur le dos.. qu’est ce qu’on fout là au juste ? Une lumière au loin. On court, rentre dans un gymnase, s’assoit sur le meuble de l’accueil. On se remet à regarder la pluie tomber, encore et encore. L’impression de fixer un aquarium vidé de ses poissons. À 21h, toujours aucune amélioration, la capitulation est annoncée, retour Paris pour la soirée. Une soirée presque foutue en l’air.
Avant de partir toutefois, Pierre me regarde et me lance, un peu penaud, à propos de cet évènement qui approche dans quelques mois :
“Je crois que ce que je veux, c’est un mariage de princesse…”
“Un mariage de princesse ?” Je fronce les sourcils, attends qu’il précise son propos.
Mais non, rien.
Je pense à la bouée des princesses Disney d‘une de mes nièces, et me demande à laquelle il fait référence.
La Reine des Neiges, ambiance Courchevel, ice bar, doudounes Montcler et frozen margaritas ?
Pocahontas, ses cabanes suspendues, les cheveux trainant dans la boue, tunique beige échancrée et grillons grillés au vin d’honneur ?
La petite sirène, bigorneaux à Saint-Malo, pinces de crabes et curaçao ?
Je me demande si, dans un jeu de dupes au retournement incroyable, un scénario kafkaïen, Margaux et lui n’auraient pas troqué leurs rôles depuis toutes ces années, si ce n’est pas lui finalement l’hypersensible doucement romantique. Et si, au mariage, il faut s’attendre à voir débarquer une Margaux un peu bourrue, veste Solognac sur le dos, proposant d’aller tirer quelques pigeons à la carabine au fond du jardin avant le brunch. Celle-là, je ne l’avais pas vue venir.
J‘hésite à lui dire que moi aussi je pense à mon mariage de princesse de temps en temps. Je n’en suis pas encore rendu aux compositions florales, ni à trancher entre le carré de veau ou l’épaule d’agneau, mais plus ou moins une fois par an, je me surprends à recenser la liste de mes invités, à compter les copains, à me rendre compte que ça ne monopolise pas beaucoup de mains ni de doigts. Avec cet étrange sentiment de fatalisme teinté de fierté à me dire que “c’est bien, tu essentialises”, la vie est une autoroute qui petit à petit se fait sentier, c’est normal de perdre du monde en route.
Parfois quand même, ça me fout le bourdon, je me dis alors qu’il faudra en temps voulu rappeler quelques personnes pour faire le nombre, imaginer les présentations : “Tu sais, c’est Antoine, de Baguette à Bicyclette. On a livré du pain ensemble pendant 3 semaines ! On s’est bien marré, c’est un sacré rigolo, il s’amusait toujours à remplacer les croissants par les pains au chocolat dans ma tournée. Et puis, on les aime tous les deux “pas trop cuites”, ça rapproche”.
Le samedi, nous avons voulu repartir. Nous nous sommes donné rendez-vous à 16h pour retourner à Rambouillet. Il s’est remis à pleuvoir, le plafond du ciel s’est abaissé. Je me suis dit que la nature cherchait à nous envoyer un message.. mais lequel ? Renoncez ? Persévérez ?
Je me suis rappelé cette fois aux Arcs, sortie de confinement, Juin 2020, où j’avais hésité à sortir par un même jour grisonnant. Finalement, j’y étais allé. Bien m’en avait pris. J’avais percé la voûte des nuages et, sur ce grand versant des Lanchettes surplombant la vallée de Rosuel, sous l’ombre angoissante du Mont Pourri, j’avais assisté à l’une des plus belles scènes que la nature puisse offrir. Un troupeau d’une dizaine de bouquetins suspendus à un énorme bloc de roche, séparés de moi par 30 mètres de vide, me toisait dans un silence de cathédrale. Je les avais regardés, vivre, lutter, ruer, le choc de leurs bois faisant résonner la montagne immense, et je m’en étais allé.
À l’approche de Rambouillet, la pluie s’intensifia. Comme une manière de confirmer, au cas où on n’aurait pas compris : “passez votre chemin”. Nous nous sommes installés au PMU du centre. Au fond de la salle, une grande fresque représentant d’une part Napoléon, chope à la main sur son cheval cabré, regard plein de cette fougue sombre teintée de rage, d’autre part un cerf immobile, puissant, gardien tranquille de l’immense forêt. Dans la salle, deux chiens, un berger américain et un berger australien, se toisant en silence de part et d’autre de la verrière de la terrasse.
D’un coup, la torpeur qui progressivement nous envahissait, sapant insidieusement nos envies de bivouac, vole en éclats. Les chiens aboient, la tension monte. Est ce l’appel de la forêt qui leur noue les entrailles et leur dénoue les cordes vocales ? Est-ce parce que eux, tenus en laisse, se savent perdus pour cette impossible liberté qu’ils nous aboient ainsi dessus, manière de nous signifier : “allez-y, vous qui êtes libres, vous qui pouvez”.
Nous nous décidons enfin à partir, traversons la ville, les premières rangées d’arbres, nous arrêtons sur le parking de l’Etang d’Or à l’orée de la forêt. Il fait presque nuit maintenant. Une seule voiture garée. Nous sortons, entendons le bruit de son moteur toujours en marche. Pas de conducteur au volant. Personne à la ronde. Juste l’immensité de la forêt, silencieuse, brumeuse, lugubre. Comme un parfum de faits divers morbide. Nous restons suspendus quelques instants, sac sur l’épaule, prêts à partir, hésitants à l’idée de forcer le destin, dénouer le mystère en allant frapper à la fenêtre, mais nous passons finalement notre chemin. Dépassons le camping Huttopia, fermé à cette saison. Huttopia. Comme une envie d’utopie avec beaucoup de fautes d’orthographe, un dessein imparfait, un peu ce que l’on vit en ce moment.
Nous poussons à l’est une dizaine de minutes. L’air est gorgé d’humidité, l’humus sous nos pieds spongieux, détrempé, lourd de cet amas de feuilles de l’année passée, les flaques sont mares, les mares sont étangs, les étangs sont lacs. La forêt, elle, est espacée, aérée, presque accueillante malgré la nuit tombante et son austère manteau de deuil hivernal. On la devine dense en été, canopée de chênes dérobant notre marche à la vue du soleil, baignant les sous-bois d’une lueur chlorophylle.
On marche encore un peu, histoire de, et on plante la tente là, un peu au hasard, au milieu de rien. Un peu de papier, quelques bouts de carton, une pyramide de brindilles, et un timide feu démarre. Suffisant pour créer un halo de chaleur, un foyer rougeoyant autour duquel on s’assoit sur deux souches recouvertes de mousse, deux souches bouffées par les mites et l’âge qui craquent et s’affaissent sous notre poids, avant de s’immobiliser dans un râle en forme de dernière volonté.
Je sors opinel, comté et beaufort, les débite tranquillement en petits dés tandis que l’ail sautille dans le vin frémissant. Nous touillons avec patience, le vin petit à petit se liant au fromage, la pâte s’épaississant, onctueuse, puis nous y trempons tour à tour notre pain, d’une baguette qui vite y passe. Nous voilà l’estomac tapissé. Tapis de chaleur sur tapis d’humus. Direction la tente et le duvet. Je m’y engouffre comme on entre dans un jacuzzi, c’est chaud, doux, englobant, donne envie de ronronner de plaisir. Le silence se fait puis, au bout de quelques minutes, j’entends le bourdonnement fatigué d’une 205 et comprends que Pierre a glissé dans le sommeil.
Quelques bruits durant la nuit. On sursaute, l’oreille aux aguets, imaginant le monde de la forêt entourant notre tente, se réchauffant pattes, museaux et pelage sur les braises de notre feu agonisant, couvant de leurs regards surpris notre toile perdue dans le noir.
Au matin un ciel uniforme nous réveille en douceur. Nous replions calmement, Pierre ravive le feu pour brûler nos derniers papiers et nous reprenons la route en sens inverse. Quelques pêcheurs, dispersés sur les bords de l’étang, la gaule en main, meublent la nature immobile.
Sur le parking, la voiture de la veille est toujours là. Le moteur tourne, toujours. S’est-il arrêté pendant la nuit ? Une silhouette se redresse dans l’habitacle. Il coupe précisément le moteur au moment où nous ouvrons la voiture pour y jeter les sacs.
De retour en ville, nous prolongeons le moment autour de deux cafés. C’est dimanche et, sous nos yeux encore endormis, une longue colonne de coureurs s’élance pour le semi-marathon de Rambouillet. Dans quelques minutes, dans quelques heures, ils entreront dans la forêt. Passeront à une dizaine de mètres de notre camp éphémère. Que donc pensera la famille de la forêt à l’approche de cette effrayante marée ?
Merci à vous ! J’espère que vous avez apprécié cette balade en forêt de Rambouillet.
Pour recevoir les prochaines newsletters de Sous la Tente, pensez à vous abonner.
Si vous ne les recevez pas, ajoutez l’adresse souslatente@alias.kessel.media à vos favoris.
Pour commenter, échanger, critiquer, encenser, répondez moi par mail. Hâte de vous lire !
Sous la Tente est maintenant son Insta’
Vous y retrouverez à terme d’autres photos, vidéos et des conseils lecture au coin du feu.
A la semaine prochaine ⛺
...