Au deuxième jour, nous avions rendez-vous avec la petite reine. C’est diffus les sentiments sur un vélo. Tout va plus vite, si vite, jusqu’à ce que tout ralentisse. Plus que dans tout autre sport, hormis le ski peut-être, la nivologie diapasone l’esprit. Suivant la pente, la vitesse que l’on s’impose, l’état de notre corps, les idées émergent ou au contraire s’évanouissent. Avec des surprises. Parfois, on a l’impression que l’effort libère les pensées. A d’autres moments, dans d’interminables montées asphyxiantes, on est rattrapé par la singularité de ce sport qui impose une telle souffrance. Cingler la gravité de la pente avec la légèreté d’un moineau. Chercher son inclination dans la déclinaison des inclinaisons.
Notre énergie est solaire, le feu pétarade dans nos jambes, les paysages défilent, sous-bois, collines, prairies, sapinières. Les jambes moulinent, le cœur danse, les signaleurs dorment torse nu à l’ombre des châtaigniers, un épi de blé chiqué entre les dents, on les réveille au son des dérailleurs qui congestionnent. Dans les montées, le vélo se cabre, on se dresse sur les pédales, le corps tendu de puissance, le lactique se fait fluide dans les jambes qui moulinent, puis la pente s’adoucit, la bascule opère, on se jette vers l’horizon, fait corps avec la machine, pleinement équilibré sur ces quelques centimètres de boyau qui chauffent au contact du bitume, on se cramponne à l’encolure lorsque la monture traverse pierriers et racines.
La vie rayonne partout, éclaboussante de gadoue. Je me prends à sourire, croire que l’avenir s’annonce doux. Et puis d’un coup, un pneu abîmé, crevé, grattant jusqu’à la jante, jusqu’à la croûte et, inévitable, la sortie de route, le vélo qui bascule, cheval fougueux désarçonnant son cavalier. Le corps, avec gravité, rejoint le goudron, se rappelle au souvenir de la peau devenant copeaux au contact de la râpe du bitume.
L’après-midi, un virage mal négocié, un tout droit dans une pente de chênes et de bouleaux, et un magnifique soleil pour illuminer la journée d’une deuxième chute. Crucifié, empalé sur les branchages de ces arbres que pourtant j’entreprends de vénérer. Je finis claudiquant, des bouts de corps éparpillés un peu partout le long des 40 km d’une journée sacrément rythmée.
Nous bivouaquons au lac du Sautet. Pansons nos plaies dans les reflets limpides du plan d’eau. A l’horizon, les silhouettes imposantes de l’Obiou et de deux ubuesques éoliennes se découpent dans le ciel azuré.
Au troisième jour, le pas se fait lourd, la foulée s’éléphantise. Sophie a toujours la course aérienne, la gazelle gazouille à l’avant de la course en fendant la savane du Dévoluy. Manu et Jon’ me chambrent, moi l’ancien qui ai tant bourlingué sur les sentiers et ne me suis pas privé de conter les nuits blanches et les sommets de la Réunion et de Chamonix, d’en faire des ballades plus que des balades, me voir flageoler sur des courses comme celle-ci, cela prête à sourire, je peux l‘entendre.
Niels ferme la marche, une démarche de légionnaire, de Bel-Ami décrit par Maupassant, marchant “ainsi qu’au temps où il portait l’uniforme des hussards, la poitrine bombée, les jambes un peu entrouvertes comme s’il venait de descendre de cheval.” Il est du genre taiseux, on sent que tout en lui est tendu par l’effort. Je le comprends aussi, sur ses épaules qu’il a solides, il porte la responsabilité de l’équipe, la pression qu’il se met est double, ne pas craquer, ne pas voir sa femme craquer, il a l’âme d’un compétiteur et depuis qu’on caracole en tête, il n’envisage plus grand chose d’autre que la victoire, il ne le dit pas mais le fait sentir, sauf que Caro, elle, ne parle pas italien et ce “Solo la vittoria e bella”, elle ne l’entend pas de cette oreille. Le sport, c’est comme les jeux de société, c’est une activité dont la pratique en couple devrait être formellement proscrite. Ca abîme plus qu’une semaine de vacances avec les beaux-parents.
Au dernier jour, sommeil sporadique, saccadé, succinct. On se lève à l’heure où se couchent les festivaliers, même un peu avant, bien avant que loup ne redevienne chien. Prêts à aller déplier nos jambes dans l’immensité silencieuse de la forêt, à partir renifler dans les sous-bois l’odeur de la nuit, débusquer le vol d’une chauve-souris, la chasse tardive d’un goupil espiègle, le chuintement lugubre d’une chouette volubile.
Le départ est lancé. Colonne de lucioles cavalant sans coup férir à l’assaut des lacets alpestres. Emmaillotés dans leurs couvertures de survie, drapés dans ce linceul d’or et d‘argent, les signaleurs jalonnent le sentier tels des sémaphores scintillant sous le faisceau soutenu de nos frontales. Ils sursautent, s’agitent, s’époumonent pour nous signifier la suite des hostilités, “par là, sous le grand sapin, c’est mouillé, gaffe aux ruisseaux !”.
Plus loin sur la sente, d’autres souris esseulées et studieuses s’attèlent à dresser à la hâte une table instable, sur laquelle ils disposent saucisson, saint nectaire et autres fruits de saison.
Nous menons la course, comme souvent, tandis que je peine à trouver mon souffle. J’aime bien lisser mon effort, trouver dans ces longues distances, passées les premières heures, le plaisir de la déconnexion, de l’écoute du corps, davantage que l’adrénaline du rythme, mais les parcours de ce raid sont des danses, des rocks endiablés de quelques heures, montées sèches et rapides qui saturent les jambes, alors je renâcle, je râle, me rebiffe, resquille en queue de groupe. L’heure n’est plus au plaisir du corps magnifié, plutôt à la lourdeur des douleurs amplifiées. Mon poignet saigne, mon scaphoïde suinte, douleur lancinante qu’un strap parvient tant bien que mal à circonscrire. Je me décide à prendre la tête, éteins le halo de ma frontale. De minces rais de lumières percent la canopée, une lune gibbeuse et joueuse qui veille sur nos enjambées, tandis que les lampes de Sophie et consorts esquissent ma silhouette en amont de la pente, ombre chinoise que je poursuis vainement, fantôme et songe d’une nuit suspendue.
Après deux heures, nous basculons au sommet au col du Sénépy. L’Obiou et ses neiges, éternelles pour encore quelques semaines, tout juste commencent à rosir. Au loin, l’horizon est pâle, jaune fébrile mais conquérant, un ciel dégagé éclatant, ça sent la chaude journée de printemps. Les herbes sont chargées de la rosée matinale, lourdes comme des bottes de foin. On coupe sec à la descente, pas de chemin, on azimute la pente en fauchant les blés de nos larges compas détrempés, quelques kilomètres herbacés et aérés, belvédère sur la vallée, avant de retrouver les futaies, graviers puis vilaine route goudronnée, jusqu’à couper la ligne d’arrivée, enfin réveillés, fatigués et emboués.
Que dire de la dernière épreuve ? Elle qui n’aurait dû être qu’une agréable parade bucolique le long du Drac sous de chatouillants rayons de printemps devient pour Caro et pour moi la pire des tannées. Je m’enfonce dans un tunnel de chaleur et d’aridité. Ma conversation devient onomatopesque, quelque chose entre le râle d’une bête à l’agonie et le Gilles de la Tourette. Je repense à mon copain Riton qui, à la Réunion, à chaque ravitaillement, s’enfonçait un peu plus dans le silence. On lui massait les cuisses, on lui graissait les petons, et son visage demeurait inchangé, un abime de douleur sans nom. A mon tour de contempler ce gouffre. Je n’ai jamais vécu de bad trip, sauf peut-être la fois où j’ai pris 2 lampées sur la cigarette d’un copain sans parvenir à crapoter, mais j’imagine que cela doit faire cet effet : l’impression d’être aspiré en dedans, de dégringoler, de suffoquer. Auprès de Sophie qui tente tant bien que mal d’endiguer cet effondrement, je me sépare de tout : sac, gourdes, dignité. L’essentiel est de s’alléger, espérer ainsi refaire surface. Et puis, au bout de quelques kilomètres qui parurent éternité, la lumière au bout du tunnel. Le doux clapotis de l’eau, le bruit d’une fanfare, le son des galets roulant sous le pied, l’arche rêvée, la foule entourant notre communauté. La bière d’arrivée. S’allonger dans les prés. Une panacée.
Après ce genre d’échauffourée, il y a toujours une dernière grande tablée. Un des plaisirs majuscules de l’après. Quatre jours seulement ont passé. C’est tôt pour parler d’amitié. Voire même d’affinités. Mais là, on a triché : au travers de ce condensé, de bonheur, de douleurs, de liberté, d’envolées, on a vécu en accéléré. Là vient le moment de laisser retomber. Profiter de ce moment suspendu. Observer ce que, dans les montagnes tourmentées, la vie a réussi à tisser. Ce que, par-delà des limites insoupçonnées, notre corps a su révéler.
Et bientôt, ce soir au coucher, demain au déjeuner, se prendre à rêver. Rêver de, bientôt, recommencer.
Merci à vous ! J’espère que vous avez apprécié cette petite sortie dans le Dévoluy.
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La dernière fois, je vous avais parlé du sympathique livre de Paul Delesalle.
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A très vite ⛺